mardi 23 juin 2009

Mandrin: légende ou réalité

LEGENDE OU REALITE

« - C’était en 1754 pendant un de mes semestres. Je revenais un soir de la chasse avec La Jeunesse, lorsqu’en descendant ce chemin que nous allons monter, nous aperçûmes, à la place même où nous sommes, une troupe de trois ou quatre cents hommes, à figures terribles, armés jusqu’aux dents et vêtus de mille façons toutes plus bizarres les unes que les autres. Ils étaient rangés en ligne de bataille, et exécutaient avec des fusils de tous les calibres des mouvements d’exercice qui leur étaient ordonnés par un homme à cheval qui paraissait leur chef.
Nous nous arrêtâmes, La Jeunesse et moi, ce qui du reste nous fit grand plaisir, car nous apportions sur nos épaules, depuis la forêt de Clefmont, un ragot de 190 livres. Un de nos chiens étonné de voir cette foule dans ce lieu ordinairement désert, se mit à hurler ; à ce bruit l’individu qui paraissait le chef tourna la tête, mit son cheval au galop et vint droit à nous.
-Ne seriez vous pas le marquis de Bologne ? me dit il d’un ton parfaitement poli, en ôtant son chapeau avec toute la bonne grâce d’un gentilhomme accompli ?
Je répondis affirmativement.
-Je sais - continua-t-il – que vous êtes un des meilleurs officiers des armées du roi, et vous m’obligeriez si vous vouliez bien faire manœuvrer mes gens pendant quelques minutes. J’ai un peu oublié tout cela, et les drôles ne veulent pas m’écouter.
-A qui ai-je l’honneur de parler ? –demandai-je au cavalier, qui était un beau garçon, ma foi.
-Je suis la terreur de la gabelle, l’effroi des douaniers… mon nom est Mandrin.
-Comment donc, monsieur Mandrin ! Mais je suis enchanté de vous voir et je serais trop heureux de vous être agréable : et laissant mon sanglier sous la garde de La Jeunesse , je me présentai hardiment sur le front de cette bande de coquins, et je la fis manœuvrer pendant une bonne demi-heure ; puis nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Le lendemain, on trouva sur la table de la cuisine, sans savoir qui les avait apportés là, deux paquets, l’un très gros et très lourd à mon adresse, l’autre petit et léger à l’adresse de ma pauvre femme. Le premier contenait douze livres d’excellent tabac de contrebande, le second une magnifique dentelle d’Angleterre : c’étaient deux témoignages de la reconnaissance de Mandrin…. »

Ecrivains et imagiers populaires ont fait de l’illustre contrebandier un des héros les plus familiers de leur époque . Louis Dominique Mandrin, « capitaine général des contrebandiers », est il réellement passé dans les forêts haut marnaises ? Même si on ne voit pas bien à quelle occasion, la réponse, tout comme l’affirmation ci dessus, appartiennent au domaine des hypothèses. Après tout, pourquoi pas !

Pendant l’année 1754, il n’entreprend pas moins de six campagnes contre la Ferme générale.
Au début de chacune d’elles, il achète du tabac et quelques autres marchandises en Suisse et dans le duché indépendant de Savoie, puis pénètre ensuite en territoire français avec quelques dizaines de complices, investit une ville ou une autre et vend ses marchandises au vu et au su de chacun, pour la plus grande satisfaction des habitants, ravis de l'aubaine. Louis Mandrin a l'idée, lors d'une campagne, à Rodez, de «vendre» ses marchandises aux employés locaux de la Ferme sous la menace des armes. En d'autres termes, il pille les caisses de l'institution. En octobre, sa cinquième campagne, au Puy, tourne mal. Elle lui vaut une grave blessure au bras suite à un échange de tirs avec les troupes de la Ferme générale. Cette dernière obtient alors du roi l'intervention de l'armée. Mandrin, qui eut tant aimé servir comme officier, est désolé par la perspective d'avoir à affronter des soldats royaux. Le régiment de chasseurs intervient précisément lorsque le contrebandier lance sa sixième campagne, à Autun et Beaune, le 19 décembre 1754. Les malfrats sont pris en chasse alors qu'ils quittent Autun, mais Mandrin arrive in extremis à s'enfuir en Savoie, non sans avoir massacré quatre employés de la Ferme le 22 décembre au Breuil près de Vichy.

Le capitaine des troupes de la Ferme générale déguise alors 500 de ses hommes en paysans et les fait pénétrer en toute illégalité sur le territoire du duché. Mandrin, est pris avec trois comparses et ramené en France, à Valence. Indigné par la violation de son territoire, le duc Charles-Emmanuel III de Savoie demande à son neveu, Louis XV, la restitution du prisonnier. Comme le roi de France s'apprête à lui céder, la Ferme générale accélère les formalités de jugement de son ennemi juré. La condamnation tombe le 24 mai 1755 et elle est exécutée deux jours plus tard. Il subit d'abord la torture des brodequins: ses jambes sont écrasées entre deux planches en vue de lui faire avouer le nom de ses complices; puis il est conduit à l'échafaud sur la place du Présidial. Le bourreau brise alors ses membres à coups de barre et expose le condamné face au ciel sur une roue de carrosse. Le fier contrebandier supporte le supplice sans mot dire. Au bout de huit minutes, le bourreau l'étrangle à la demande de l'évêque, touché par son repentir, mettant ainsi fin à ses souffrances.
Malgré ses nombreux crimes, la légende de Mandrin n’a fait que croître et embellir. De son vivant les colporteurs et autres marchands ambulants célébraient ses exploits. Voltaire osa même quelques lignes : « On prétend à présent qu’ils n’ont plus besoin d’asile, et que Mandrin, leur chef, est dans le cœur du royaume, à la tête de six mille hommes déterminés ; que les soldats désertent les troupes pour se ranger sous ses drapeaux, et que s’il a encore quelques succès, il se verra bientôt à la tête d’une grande armée. Il y a trois mois, ce n’était qu’un voleur ; c’est à présent un conquérant. »

Toutefois deux éléments sèment le doute sur la crédibilité de ce récit. Ecot tout comme Clinchamp Millières et Esnouveaux étaient les passages obligés des contrebandiers-faux-sauniers en provenance d’Ozières , et de ce fait le secteur était parcouru régulièrement par les gabelous des différentes brigades sillonnant le secteur. Ce n’est probablement pas le meilleur endroit pour s’y réfugier, même quant on s’appelle Mandrin.
Le second doute concerne la récompense apportée le lendemain au château du marquis Charles Camille Capizuchi de Bologne. Cet événement ne trouble pas l’abbé Paul Maitrier, qui donne pourtant avec précision les renseignements biographiques de la famille du marquis de Bologne et qui relate brièvement l’histoire du cadeau de Mandrin , ni Paul Laforêt dans sa biographie « un veneur d’autrefois », qui, bien qu’ayant rencontré les descendants et autres parents de la fille du marquis, prend cette histoire au mot : Il y a un présent pour l’épouse du marquis. Or celle ci, née Françoise Antoinette de Choiseul Beaupré, était décédée depuis le 17 avril 1751 alors qu’elle mettait au monde une fille : Marguerite Françoise . De plus depuis cette date le marquis de Bologne avait fixé sa résidence cynégétique à Thivet, donc bien loin de Clefmont avec de nombreuses brigades de ferme ou de capitaineries à traverser, et il ne revenait plus à Ecot la Combe que pour les fêtes et autres unions familiales.

Quand le doute s’emmêle, reconstituer la vie de nos ancêtres est parfois bien compliqué. Mais finalement qui ne connaît pas de récits cynégétiques légèrement enjolivés ? Surtout quand celui qui les raconte est le propre neveu du héros, et de surcroît chasseur lui même !

Didier DESNOUVAUX

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