mercredi 1 décembre 2010

Quelques colporteurs haut-marnais

Les routards du livre en Haute-Marne

    Dans l'imaginatif populaire, le colporteur est souvent un semi-vagabond, passant de maison en maison pour proposer sa bimbeloterie et autres colifichets, n'hésitant pas à quémander, voire à chaparder quand la journée a été difficile.
De tous temps il s'est trouvé de pauvres gens, sur les routes, qui cherchaient une fortune qu'ils ne pouvaient trouver dans leur village ou dans leurs environs. Certains marchands ambulants sont biens connus comme les "chanteurs" d'Harréville. D'autres avaient une activité bien plus structurée qu'on ne l'imagine. Parmi ceux ci les colporteurs. Ceux ci sont souvent des petits paysans ou des journaliers qui recherchaient par cette activité saisonnière, compatible avec le travail de la terre, un complément de ressources durant la morte saison. Étant issus du milieu rural, les colporteurs touchaient avant tout une clientèle de paysans dont ils connaissaient bien les goûts et pour lesquels on peut distinguer plusieurs types de circuits de vente selon qu'il s'exerçait dans un département, dans un arrondissement, ou en fonction des périodes de l'année.
    Les colporteurs n'avaient donc rien à voir avec des vagabonds se déplaçant au hasard des chemins. En 1727, ils doivent obligatoirement savoir lire et écrire. En 1757, un édit les punit de la peine de mort s'ils diffusent des livres clandestins et, en 1793, la Convention les place sous une stricte surveillance, et leur apogée se situe sous le règne de Louis-Philippe bien que de nombreux contrôles en limitent l'exercice. Les lois de 1849 et 1852 imposent trois conditions pour la vente d'une publication par colportage: l'examen préalable de l'ouvrage par une commission, l'apposition d'une estampille sur chaque exemplaire, le port d'un passeport spécial par tous les colporteurs.
    En 1849 c'est à l 'autorité préfectorale qu'il doit se référer pour obtenir son autorisation de vente temporaire, et en 1852, une commission de surveillance rend obligatoire sur les livrets et les images, l'estampille "colportage", avec le nom du département et l'année. Ces contraintes ne furent levées qu'à partir de 1880. Or c'est à cette époque que le colportage déclina et où tend à disparaître la littérature populaire qu'il permettait de diffuser et à laquelle est resté attaché le nom de "Bibliothèque bleue". En réalité sous ce vocable sont rangés de nombreux livrets de petit format caractérisés par une présentation et une impression peu soignées, et un brochage fragile.

L'analyse des visas délivrés à des personnes domiciliées en Haute-Marne de 1852 à 1854 va permettre de mesurer l'étendue de cette activité, permettra de voir que même des libraires établis y avaient recours, et que tous les ouvrages étaient loin d'être admis à la vente au porte à porte.


Marcizet Jules Constant Désiré, domicilié à Fayl Billot obtient une autorisation de colportage le 05/11/1852. Celle ci est valable un an et lui permet de vendre des almanachs. En réalité ce n'est pas sa seule activité puisque le visa délivré le 04/10/1854 précise qu'il est marchand bimbelotier. On y apprend qu'il a 24 ans et est né à Roissy.

François Alfred, né à Chaumont, y est domicilié, et obtient son autorisation le 06/11/1852 pour vendre le même type de documents. Dans la pratique la plupart des visas sont délivrés dans le dernier trimestre de l'année, pour la vente d'almanachs. Ceci peut se comprendre puisque ce type de publication est faite pour l'année à venir. Il en demande le renouvellement et se la voit accordée le 03/11/1853. Il a alors 24 ans.

Bouvier Jean Baptiste Zacharie domicilié à Chaumont obtient son précieux sésame le 06/11/1852. Il a 46 ans en 1853 et obtient le renouvellement de son visa le 07/11.

Regnault-Girardot Jean François de Chaumont décroche le sien le 10/11/1852.

Faraboschi André de Saint-Blin voit sa demande acceptée le 17/11/1852. Si les patronymes précédents semblent ancrés dans le tissu local, celui ci semble toutefois d'origine italienne. Il a 42 ans lorsqu'il renouvelle sa demande le 21/11/1853. Celle ci sera toutefois de 6 mois.

Bonnenfant Jean originaire de Langres décroche son autorisation le 17/11. Est-ce le même qui le 11 décembre 1849 avait été arrêté par la gendarmerie comme "colporteur de chansons socialistes et dangereuses…" ? Il avait alors 26 ans. Toujours est-il qu'il ne vend que des almanachs en 1852. A moins que ce ne soit un de ses parents: Jean Bonnenfant-Pelletier 45 ans, né à Langres et y demeurant qui obtient une autorisation de colportage le 27/09/1854. Son dossier précise également qu'il est marchand pelletier.

La veuve Renard-Toussaint Marie obtient un visa le 18/11/1852. Elle est domiciliée à Fayl Billot.

Draghi Barthélemy de Gillancourt fait une demande pour un visa de 9 mois. Cela lui est accordé le 23/11/1852. Il la renouvelle le 22/10/1853. Il a alors 39 ans.

Henrion-Mongin Nicolas est âgé de 43 ans et vit à Chaumont la Ville. Il obtient son autorisation le 04/12/1852. Elle est valable 9 mois. Par contre le 10/11/1853, date de son renouvellement, le visa est annuel.

Vollier François Victor de Joinville a un visa daté du 11/12/1852 valide 9 mois.

Moussu Claude, 26 ans, né à Meuse obtient une autorisation annuelle le 13/10/1853.

Moussu François 32 ans, négociant à Meuse a un visa daté du 04/11/1854

Berton Jean Baptiste Georges 53 ans de Droyes obtient la sienne le 17/10

François Charles 58 ans né et domicilié à Langres part sur les routes le 14/11/1853.

Courtez François Auguste 18 ans de Villars en Azois obtient son visa le 13/12/1853.

Roffi Dominique 44 ans de Breuvannes se voit délivrer le sien le 14/12/1853 pour un an.

Tanty François originaire de Grenant est âgé de 53 ans lorsqu'il a son visa le 20/12/1853. Il est domicilié à Chaumont quand il obtient son renouvellement le 29/12/1854. Celui ci n'est valable que deux mois. Il est alors âgé de 53 ans.

Large Jean Baptiste 30 ans de Fayl Billot obtient une autorisation semestrielle le 21/10/1854.

Guyot Georges Jean Baptiste de Saint Dizier se voit accorder un visa de colportage le 02/11/1854

D'autres se sont spécialisés:
Pierront Louis et sa femme Mortreu Nathalie de Saint Dizier obtiennent leur sésame d'un an le 12/01/1852. En plus de l'almanach impérial ils vendent des écrits divers et des chansons.

Lespinasse François de Serqueux est autorisé à vendre des gravures pendant un an à compter du 29/01/1853. Le 8/2/1854, en plus des gravures, son autorisation est étendue aux livres. Il a 49 ans.

Martin Jean Baptiste d'Auberive obtient le visa le 12/04/1854. Il vend une méthode sur les jeux de cartes.

Faitot Jean 43 ans, de Rouvres sur Aube, vend des gravures selon son visa daté du 16/03/1854.

L'origine des vendeurs est parfois incertaine:
Pillerel Augustin Nicolas, 50 ans de Perthes. Il est aussi indiqué comme domicile Cousances aux Forges. Le colporteur vend des ouvrages sur le bâtiment dont le célèbre livre des comptes faits de Barème.

Tetaz Joachim 35 ans soit disant né en Sardaigne demeurant à Langres est autorisé à vendre le 27/09/1854. Il est en réalité né en Savoie comme semble le confirmer la terminaison de son patronyme. La Savoie d'alors n'était pas encore française mais italienne.

Fulgoni Luigi 24 ans né en Italie, domicilié à Guindrecourt aux Ormes est colporteur le 16/10/1854

Même pour les auteurs et éditeurs locaux, le colportage est parfois incontournable:
L'almanach du progrès de la Haute-Marne de 1856 écrit par le journaliste Athénas de Bourbonne les Bains est édité chez Mongin à Wassy. Il est vendu par les "porte-balle".
L'imprimeur Cavaniol de Chaumont fait une demande d'autorisation de vente par colportage à Chaumont de ses ouvrages: "Histoire et tableau de l'église Saint Jean Baptiste de Chaumont" par Godard. L'administration accepte, tout comme pour "Le grand pardon de Chaumont". Par contre elle refuse la vente sous cette même forme de "La vie des Saints du département de la Haute-Marne" du même Godard.
Seront également diffusés "l'Annuaire de la Haute-Marne" pour 1857, "l'annuaire administratif statistique et commercial" de 1858 et la "Géographie historique industrielle et statistique du département de la Haute-Marne" en 1860.

Pour d'autres le colportage est une manière de se hausser socialement:
Ainsi le 26/11/1872 Victor Mussy, originaire de Nogent, clerc de notaire de Maître Blandin notaire à Chaumont sollicite l'autorisation de colporter des livres et gravures L'année suivante il s'installe comme libraire rue de Buxereuilles et obtient son brevet le 03/03/1873.


    L'étude des registres de visa permet donc de valider l'impression d'une forte activité de colportage par des haut-marnais en Haute-Marne. Pour la plupart des porte-balles, le colportage de librairie apparaît comme un travail saisonnier puisqu'il ne prospecte guère plus de six mois dans l'année. Mais ils font partie intégrante du monde des campagnes et sont des personnages connus et attendus qui, toute à la fois, amènent les outils de la distraction et les nouvelles de la ville. Dans une France du second Empire qui ne s'est pas encore totalement affranchie des distances, le colporteur est donc le lien qui unit les hameaux aux villages et les communes aux chefs-lieux de cantons. Le colportage de librairie est une des branches favorite de cette activité pédestre basée sur la vente à domicile. Outre les écrits (almanachs, images, chansons…), les colporteurs vendent également de la « bimbeloterie » (médailles, tissus, boutons…), voire des graines. Dans ce monde très varié, la librairie est de loin la plus pratiquée parce que l'almanach est un produit périssable renouvelable chaque année ce qui assure un débouché certain aux marchands ambulants. Mais touchant à l'écrit, le colportage de librairie apparaît également comme potentiellement séditieux et attire la méfiance des gouvernements. Louis Napoléon Bonaparte en avait parfaitement saisi sur la population puisqu'il utilisa le colportage pour diffuser son programme politique lors des élections présidentielles de 1848. Mais une fois élu, il s'empresse de promulguer une loi visant à contrôler cette activité par le biais l'obtention préalable d'un visa avant toute prospection d'un département.
    A partir de 1860, les colporteurs oeuvrant sur plusieurs départements ou régions disparaissent au profit d'un colportage de proximité assuré par des marchands ambulants locaux. Ces derniers ne subsistent eux-mêmes que peu de temps et, très vite, se muent en «placier en librairie» se contentant de proposer à domicile des abonnements ou des souscriptions. Le colportage semble "achevé" par la guerre de 1870 qui coupe définitivement les vendeurs de leur clientèle.

Sources: Archives départementales série T; CRDP de Reims